Voici un texte rédigé par mon formateur en CNV Yoram Mosenzom, en réaction à la guerre Israël-Hamas actuellement en cours (2023). J’ai été beaucoup touché et inspiré par son texte et j’avais envie de vous le partager ici !
Introduction
De nombreuses personnes s’enquièrent de mes sentiments et de mes pensées concernant les événements actuels en Israël/Palestine.
Comme vous pouvez l’imaginer, je suis profondément affecté et engagé par tout ce qui se passe. Ma famille y vit et de nombreux amis proches et connaissances sont touchés par la guerre. De plus, c’est là que j’ai grandi (jusqu’à l’âge de 24 ans), ce qui rend cette région incroyablement chère à mon cœur.
Les gens veulent aussi savoir ce que la CNV a à dire sur ces événements, quelles actions peuvent être entreprises et s’il y a de l’espoir. Ci-dessous, je vous ferai part de mes sentiments et de mes réflexions sur la situation.
Sentiments et réflexions concernant les événements actuels en Israël/Palestine
Choc et déchirement
Il m’a fallu plusieurs semaines pour digérer les nouvelles – les images, la nouvelle situation dans laquelle nous nous trouvons, et l’impact qu’elle a eu : l’immense douleur infligée, l’incommensurable perte de sécurité pour tant de personnes, l’aggravation de la rupture de confiance, et les traumatismes qui se répercuteront à travers les générations.
Désespoir et espoir
- Il suffit de quelques minutes pour créer des traumatismes, et de plusieurs générations pour les guérir. Il faut quelques minutes pour briser la confiance et des années pour la reconstruire.
- La plus grande source de désespoir que je ressens est liée à la façon dont les gens (Israélien.ne.s, Palestinien.ne.s et internationa.les.ux) parlent de la situation. C’est sur cet aspect que je souhaite me concentrer dans cette lettre.
Avec cette lettre, je souhaite contribuer, même si ce n’est qu’une goutte d’eau, à « dépasser les opinions » et à transcender les polarisations. Se rencontrer en tant qu’êtres humains qui s’intéressent naturellement aux autres.
Je sais que les « gouttes » n’empêchent pas les bombes de tomber et n’apportent pas un soulagement ou une paix immédiats. Pourtant, les gouttes pénètrent lentement dans le sol et nourrissent la vie cachée sous la surface.
Aux informations et dans les médias sociaux, j’entends des millions de personnes parler avec tant d' »assurance » de qui a raison, de qui a tort et de ce que nous devrions faire. Bien que la confiance soit similaire, les opinions sont extrêmement différentes, ce qui est assez étrange.
Je me trouve au milieu, en tant que citoyen confus, désespéré par la violence du dialogue lui-même et la polarisation qu’il crée. La situation appelle à la coopération et à la compassion.
Je me tiens informé par le biais de diverses sources d’information : Al-Jazira, CNN et de nombreuses chaînes israéliennes (de gauche à droite). Il est frappant de constater à quel point les nouvelles sont présentées différemment. Au-delà de la guerre en cours, j’observe une autre guerre : la bataille pour « l’opinion publique » :
Les « opinions » et les « croyances » jettent les bases de la violence. La violence se produit lorsque deux parties sont convaincues de deux vérités opposées. Par exemple, l’une croit que la terre appartient historiquement aux Israélien.ne.s, tandis que l’autre croit que cette même terre appartient historiquement aux Palestinien.ne.s. Cela semble mener à une impasse où seules la souffrance et une guerre sans fin peuvent avoir lieu. Cette situation perdante perdure depuis plus de 100 ans, et l’avenir semble aussi sombre, voire plus sombre encore.
Au lieu de contribuer à renforcer les opinions et les divisions, je souhaite que la complexité de la situation soit abordée avec autant de compassion pour les deux parties.
Un principe fondamental que j’ai appris de Marshall est que lorsqu’une personne souffre trop, elle ne peut pas reconnaître la douleur de l’autre ni lui témoigner de l’empathie. Les Israélien.ne.s et les Palestinien.ne.s souffrent actuellement trop pour pouvoir reconnaître ou compatir à l’immense douleur de l’autre. Au lieu de jeter de l’huile sur le feu avec des opinions supplémentaires, j’espère que la communauté internationale fera preuve de compassion envers les deux parties et reconnaîtra que l’histoire est bien plus complexe que de déterminer qui est la victime et qui est l’auteur. Comme l’affirme l’historien Yuval Noah Harari : « Dans de nombreux cas de l’histoire, nous sommes à la fois victimes et auteurs ».
Et – Et
(En anglais, on dit « Both and ». En hébreu, cela me semble plus beau : ‘גם – וגם’, ce qui signifie : Et – Et)
Les personnes vivant en Israël et en Palestine sont prises dans une situation terrible qui a commencé bien avant leur naissance, sans aucune issue visible.
Dans cette bataille pour savoir qui a raison et qui a tort, j’ai envie de crier : Israélien.ne.s et Palestinien.ne.s, vous avez tou.te.s raison !
Ici, je cherche à donner une voix aux deux parties, aussi incomplète soit-elle.
Comme ce sujet fait souffrir beaucoup d’entre nous, voici cinq mises en garde importantes pour commencer :
- Il est effrayant pour moi d’écrire ce qui suit, sachant que de nombreuses personnes vont probablement ressentir de la colère ou des jugements à mon égard, me qualifiant de traître, de naïf, d’inconscient ou me dire tout simplement que j’ai commis des erreurs dans mes perspectives. Cependant, j’ai choisi de partager ceci par intégrité et par désir de voir et de traiter les êtres humains comme des êtres humains.
- Si vous êtes profondément impliqué dans la douleur d’un côté, veuillez vous abstenir de lire ce qui suit sur la douleur de l’autre côté (à moins que vous ne soyez vraiment prêt à vous y engager). Lorsque vous souffrez vous-même, il n’est pas de votre ressort d’éprouver de l’empathie pour le camp qui représente une menace pour vous, car le fait de le faire sans y être préparé ne peut qu’intensifier le traumatisme.
- Tout ce que j’écris ci-dessous n’a rien à voir avec le fait que je « justifie » les actions entreprises par l’une ou l’autre partie ; je suis profondément attristé par le choix de la violence comme moyen de satisfaire des besoins et je suis profondément préoccupé, non seulement par les immenses coûts directs pour toutes les parties impliquées, mais aussi par le simple fait que la violence est contre-productive à long terme. Elle tend à ne pas répondre aux besoins mêmes qu’elle tente de satisfaire à long terme.
Le texte ci-dessous est plutôt une tentative d’établir un lien avec les profondes difficultés et douleurs humaines vécues par chacune des parties. - Ce que j’ai écrit est très incomplet et imprécis ; il s’agit simplement d’une première exploration de l’acceptation de la complexité et de l’extension de la compassion à tous. Je m’attends à ce que chaque lecteur souhaite corriger ou ajouter certaines parties. Je rêve que vous participiez tous à la modification et à l’enrichissement de ce texte jusqu’à ce que nous créions un ouvrage complet pouvant être enseigné dans les écoles : Israélien.ne.s, Palestinien.ne.s et étranger.e.s.
- Ce texte se concentre consciemment sur « la souffrance de chacun.e » et non sur « qui souffre le plus ». Mon expérience de médiateur m’a permis de comprendre que la paix n’émerge pas d’une perspective d’équité, mais plutôt d’une compréhension compatissante de la douleur de chacun.e. En lisant ce texte, je vous encourage à vous éloigner du siège du juge et à vous laisser toucher par les deux douleurs et les deux points de vue.
Comme je connais mieux le côté israélien, je commencerai par la Palestine, puis je poursuivrai avec Israël :
Palestine,
Voici mon humble tentative de donner une voix à des aperçus de ce que vous vivez :
Soixante-quinze ans se sont écoulés depuis la « Nakba » (1948), lorsque vos grands-parents ont été déplacé.e.s de force, chassé.e.s de chez elles/eux ou tué.e.s. Vous vous êtes installé.e.s dans des camps de réfugié.e.s, gardant les clés de vos maisons, gardant l’espoir d’un retour… 75 ans plus tard, les clés rouillent.
Cela fait 55 ans (1967) que vous vivez sous occupation à Gaza et en Cisjordanie, privé.e.s des droits de l’homme fondamentaux et d’une protection minimale. Les colons continuent d’empiéter sur vos terres, menaçant quotidiennement votre sécurité. Un mur de séparation a été érigé devant vos maisons, vous séparant de votre terre, de vos voisin.e.s et de vos familles. Des soldat.e.s peuvent entrer dans votre maison sans avertissement et emmener vos enfants en prison.
Vous vous efforcez de vous rendre au travail dès 5 heures du matin, en passant par des points de contrôle, en endurant des files d’attente interminables, sans savoir si vous parviendrez à vous rendre au travail aujourd’hui. Votre vie est à la merci de soldat.e.s de 19 ans ; votre bien-être dépend de leur humeur, de leur bonne volonté et de leurs valeurs morales du jour. Vous subissez des humiliations constantes, ce qui nourrit un sentiment de haine croissant.
À Gaza, beaucoup se sentent opprimé.e.s deux fois : par les Israélien.ne.s et par le Hamas.
Des avions bombardent vos villes. Très peu de personnes dans le monde connaissent les sensations, les sons et les odeurs d’une bombe d’une tonne qui explose près de votre chambre à coucher au milieu de la nuit. Les mêmes voisin.e.s que vous avez salué.e.s ce matin, les mêmes ami.e.s avec qui vous avez partagé un café ou les membres de votre famille que vous connaissez depuis votre naissance, vous les voyez mort.e.s, blessé.e.s ou l’âme brisée au milieu des décombres.
Vous lisez le nombre de mort.e.s dans le journal, vous comparez les chiffres entre Israélien.ne.s et Palestinien.ne.s, le nombre d’enfants qui meurent… et vous en tirez une conclusion : Vos vies comptent moins. Le monde occidental s’en moque. Vous êtes seul.e.s, sans protection, sans soutien, invisibles. Vivre dans une telle horreur n’est pas une façon de vivre. Pourtant, vous l’avez endurée toute votre vie.
Vous essayez d’élever la voix, de crier, de réclamer votre droit fondamental à la vie, à la liberté, à la dignité, à l’identité, à la justice. Mais quel est votre pouvoir ? Comment lutter pour son existence quand on porte une pierre devant un char d’assaut ? Ou un tapage improvisé devant les avions de guerre F-16 les plus modernes ? Vous criez pour vous faire entendre. On vous qualifie alors de « terroristes » et, au nom des lois internationales occidentales, on fait taire vos protestations. Comment peut-on vous entendre autrement ? Comment peut-on vous prendre en considération ?
Et maintenant, une deuxième « Nakba ». 1,5 million de réfugiés, le même traumatisme se répète. Vous êtes chassés de votre maison et de tout ce que vous avez construit, sans eau potable, sans nourriture, dormant dans des tentes ou dans des rues bétonnées, sans même des toilettes. Cette fois, vous n’avez même pas pris vos clés, car il n’y a pas de maison où revenir.
Vous aimez votre terre – la terre, les arbres, les figues, les citrons, les oranges, les dattes. Vous aimez vos enfants et votre tribu. Vous aimez les gens. Vous vous souvenez de vos grands-parents et vous portez leur douleur en vous.
Les larmes n’ont pas de fin, car vous savez que le cauchemar continue. Même le désir de vivre, l’aspiration à la sécurité ou à la paix, n’est plus qu’un vieil air d’une chanson oubliée.
Vous réclamez une main. Pour que quelqu’un voit. Pour comprendre. Pour vous soutenir. Pour sauver.
Israël,
Voici mon humble tentative de donner un aperçu de ce que vous vivez :
Par un petit matin tranquille de Shabbat, ils et elles sont entré.e.s dans votre maison, vous ont tué, kidnappé, violé et torturé, vous, votre famille, vos enfants et vos femmes, de la manière la plus horrible que l’on puisse imaginer, pendant que les combattant.e.s du Hamas riaient, célébraient et se réjouissaient d’infliger l’horreur. Vous les entendez déclarer que leur plus grand objectif est de détruire votre pays et de vous tuer.
Malheureusement, vous devez défendre votre vie, votre famille et votre droit de vivre. Vous devez faire TOUT ce qui est en votre pouvoir pour que de telles atrocités ne se reproduisent plus jamais.
Et vous avez sacrément peur d’être à nouveau attaqué.e, comme cela s’est produit en 1988 (Intifada), 1973 (par l’Égypte), 1967 (par l’Égypte, la Syrie et la Jordanie), 1948 (par l’Égypte, la Syrie, la Jordanie, l’Irak et la Palestine), 1938 (Holocauste) et 1881 (pogroms en Europe de l’Est).
En entendant parler d’actes antisémites dans le monde entier, vous en tirez la conclusion suivante : « Il n’y a pas d’autre endroit où je puisse me réfugier, il n’y a pas d’autre endroit où je puisse être en sécurité qu’en Israël ».
Toute votre vie est marquée par la peur – la simple peur d’être tué.e en marchant dans la rue, que ce soit dans un bus qui risque d’exploser, dans un restaurant, ou face à la menace de se faire tirer dessus ou d’être attaqué.e avec des couteaux. Ces peurs sont profondément ancrées en vous.
Vous voulez que le monde sache que vous vous battez pour vous défendre, et non parce que vous voulez la guerre.
À mains nues et à la sueur de votre front, vous avez créé un endroit où votre tribu (juive) peut vivre en sécurité, où vous pouvez appartenir à votre communauté après avoir été dispersé.e.s pendant plus de 2000 ans. Pourtant, après ce que vous avez vécu (l’Holocauste), vous vous êtes retrouvé.e.s comme une petite communauté entourée d’hostilités menaçant sa vie et venant de toutes les directions. Du sud (Gaza et le Yémen), de l’est (la Cisjordanie et l’Iran), du nord (le Liban et la Syrie). Vous espériez trouver une terre où vivre en sécurité, et vous vous retrouvez à nouveau à craindre pour votre vie, à craindre que toutes ces nations (arabes) ne s’unissent pour vous attaquer et mettre fin à votre existence. Dans ces conditions, le soutien des États-Unis est votre sauveur, car sinon, étant un si petit pays, vous auriez été anéantis depuis longtemps.
Vous perdez espoir en la paix lorsque des spécialistes (comme le Dr Mordechai Kedar et d’autres) affirment que l’islam est une religion missionnaire visant à convertir le monde entier à l’islam et que la paix est considérée comme un accord temporaire, et non comme un objectif en soi, jusqu’à ce que l’ennemi soit suffisamment faible pour être vaincu.
Lorsque vous entendez que le Hamas enseigne à ses enfants qu’il est bon de tuer des Juif.ve.s et que la plus grande forme de bonheur est de mourir en tant que « Shahid » (et de recevoir 70 vierges au paradis, etc.), vous vous sentez désespéré.e et seul.e dans votre aspiration à défendre la valeur de la vie en tant que chose sacrée et sainte.
Lorsque vous entendez ces expert.e.s suggérer que pour vivre au Moyen-Orient, il ne faut pas se fier au langage libéral occidental, mais adopter le langage des locaux/les : « Seuls les fort.e.s survivent » et « il faut retrouver une force de dissuasion », vous avez l’impression que la seule façon de vivre au Moyen-Orient est d’adopter un langage libéral. Il semble que le seul moyen de vivre en sécurité soit de démanteler le Hamas, non pas par désir de guerre, mais par nécessité de protéger la vie.
Une grande partie du monde ne semble pas comprendre la complexité de la situation : vous ne voulez pas tuer de civil.e.s, et pourtant, le Hamas opère dans l’une des zones les plus densément peuplées au monde, utilisant intentionnellement des civil.e.s comme boucliers humains, même dans les hôpitaux, les écoles et les jardins d’enfants. Vous devez vous protéger de celles et ceux qui veulent vous tuer et, tout en essayant d’éviter de blesser des innocent.e.s, vous n’avez pas d’autre choix que de blesser des personnes que vous ne voulez pas blesser. En retour, on vous reproche d’avoir commis des crimes de guerre.
Vous voulez simplement vivre, en toute sécurité, dans la paix.
L’espoir
Si la rupture de confiance est si importante, il semble presque impossible d’en guérir. Puis je me souviens qu’il y a seulement 80 ans, les Allemand.e.s et les Juif.ve.s ont été impliqué.e.s dans les pires atrocités jamais commises. Aujourd’hui, Allemand.e.s et Juif.ve.s sont ami.e.s. Même si cela semble impossible, l’histoire nous montre que les mouvements et les changements se produisent toujours.
La vie est très puissante. La vie chérit la vie, pas la mort.
J’aspire à marcher dans la ville de Gaza dans quelques décennies, à y enseigner la CNV et à me réjouir d’apprendre à connaître les gens et la culture, tout comme je le fais aujourd’hui à Berlin. En outre, j’espère que les Palestinien.ne.s pourront bientôt se promener en toute sécurité à Tel-Aviv, profitant de l’occasion pour apprendre à connaître les Israélien.ne.s en tant qu’individus, et non en tant que soldat.e.s.
Avec un dévouement à la vie : la compassion, la confiance construite en douceur, la guérison et la paix,
Yoram Mosenzom
1974 –
Formateur et médiateur israélien